jeudi 19 novembre 2009
AVEUX et ANATHEMES
Par
Emil Cioran
« L’homme est libre, sauf en ce qu’il a de profond. A la surface, il fait ce qu’il veut ; dans ses couches obscures, « volonté » est vocable dépourvu de sens. »
Je songe en ce moment à quelqu’un que j’admirais sans réserve, qui n’a tenu aucune de ses promesses et qui, pour avoir déçu tous ceux qui avaient cru en lui, est mort on ne peut plus satisfait.
Il existe, ç’est entendu, une mélancolie clinique, sur laquelle les remèdes agissent parfois ; il en existe une autre, sous-jacente à nos explosions de gaieté elles-mêmes, et qui nous accompagne partout, sans nous laisser seul à aucun moment. Cette maléfique omniprésence, rien ne nous permet de nous en délivrer : elle est notre moi à jamais face à lui-même.
……..
A ce très vieil ami qui m’annonce sa décision de mettre fin à ses jours, je réponds qu’il ne fallait pas trop se presser, que la dernière partie du jeu ne manque pas complètement d’attrait et qu’on peut s’arranger même avec l’Intolérable, à condition de ne jamais oublier que tout est bluff, bluff générateur de supplices…
« Dieu n’a rien créé qui lui soit plus odieux que ce monde et, du jour où il l’a créé, il ne l’a plus regardé, tant il le hait. »
Le mystique musulman qui a écrit cela, je ne sais qui il était, j’ignorerai toujours le nom de cet ami.
……..
Je tombe sur X. J’aurais donné tout au monde pour ne plus jamais le rencontrer. Devoir subir de tels spécimens ! Pendant qu’il parlait, j’étais inconsolable de ne pas disposer d’un pouvoir surnaturel qui nous annihilerait sur-le-champ tous les deux.
L’aversion pour tout ce qui humain est compatible avec la pitié, je dirais même que ces réactions sont solidaires mais non simultanées. Celui-là seul qui connaît la première est capable d’éprouver intensément la seconde.
Quand on est sorti du cercle d’erreurs et d’illusions à l’intérieur duquel se déroulent les actes, prendre position est une quasi-impossibilité.
Il faut un minimum de niaiserie pour tout, pour affirmer comme pour nier.
Ces instants où il suffit d’un souvenir ou de moins encore,
pour glisser hors du monde.
« Quand l’oiseau du sommeil pensa faire son nid dans ma pupille, il vit les cils et s’effraya du filet. »
Qui mieux que ce Ben al-Hamara, poète arabe d’Andalousie, a perçu l’insondable de l’insomnie ?
Se débarrasser de la vie, c’est se priver du bonheur de s’en moquer.
Unique réponse possible à quelqu’un qui vous annonce son intention d’en finir.
Du vrai, nulle part ; partout des simulacres, dont on ne devrait rien attendre. Pourquoi ajouter alors à une déception initiale toutes celles qui viennent et qui la confirment avec une régularité diabolique jour après jour ?
Pratiquer les Père du Désert et cependant se laisser émouvoir par les dernières nouvelles !
Aux premiers siècles de notre ère, j’aurais fait partie de ces ermites dont il est dit qu’au bout d’un certain temps ils étaient « fatigués de chercher Dieu ».
Pour entrevoir l’essentiel, il ne faut exercer aucun métier. Rester toute la journée allongé, et gémir….
Étang de Soustons, deux heures de l’après-midi. Je ramais. Tout à coup, foudroyé par une réminiscence de vocabulaire : « All is of no avail » (rien ne sert à rien). Si j’avais été seul, je me serais jeté instantanément à l’eau. Jamais je n’ai ressenti avec une telle violence le besoin de mettre un terme à tout ça.
X., qui a tout raté, se plaignait devant moi de n’avoir pas de destin.
–Mais si, mais si. La suite de vos échecs est si remarquable qu’elle parait trahir un dessein providentiel.
La femme comptait aussi longtemps quelle simulait la pudeur et la réserve. De quelle déficience elle fait preuve en cessant de jouer le jeu ! Déjà elle ne vaut plus rien, puisqu‘elle nous ressemble. C’est ainsi que disparaît un des derniers mensonges qui rendaient l’existence tolérable.
Si je préfère les femmes aux hommes, ç’est parce qu’elles ont sur eux l’avantage d’être plus déséquilibrées, donc plus compliquées, plus perspicaces et plus cyniques, sans compter cette supériorité mystérieuse que confère un esclavage millénaire.
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« Je suis un lâche, je ne puis supporter la souffrance d’être heureux ».
Pour pénétrer quelqu’un, pour le « connaître » vraiment, il me suffit de voir comment il réagi à cet aveux de Keats.
S’il ne comprend pas tout de suite, inutile de continuer.
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Personne n’avait autant que lui le sens du jeu universel. Chaque fois que j’y faisais allusion, il me citait, avec un sourire complice, le mot sanscrit « lîlâ », absolue gratuité selon le Védânta, création du monde par divertissement divin. Avons-nous ri ensemble de tout ! Et maintenant, lui, le plus jovial des détrompés, le voilà jeté dans ce trou par sa faute, puisqu’il aura daigné, pour une fois, prendre le néant au sérieux.
J’aimerais tout oublier et me réveiller face à la lumière d’avant les instants.
Étapes...ou la délivrance de l'erreur
Quoiqu’il en soit, et d’une façon générale : à la question de savoir si le genre humain est effectivement intelligent, on est en droit de répondre par la négative, en bonne conscience, puisque nous nous trouvons dans l’âge de fer. Somme toute, ne sont concrètement intelligents que les sages et les saints ; on voit en eux des surhommes - avec raison à un certain point de vue - alors que, étant réalistes, ils sont simplement des hommes normaux; ou des hommes primordiaux, si nous pensons aux conditions spirituelles de l’âge d’or. Cela nous permet de formuler, d’une manière synthétique et quasi lapidaire, les considérations suivantes : l’homme primordial savait par lui-même qu’il y a Dieu; l’homme déchu ne le sait pas, il doit l’apprendre. L’homme primordial avait toujours conscience de Dieu; l’homme déchu, tout en ayant appris qu’il y a Dieu, doit se forcer à en avoir toujours conscience. L’homme primordial aimait Dieu plus que le monde; l’homme déchu aime le monde plus que Dieu, il doit donc pratiquer le renoncement. L’homme primordial voyait Dieu partout, il avait le sens des archétypes et des essences et n’était pas enfermé dans l’alternative « chair ou esprit » ; l’homme déchu ne voit Dieu nulle part, il ne voit que le monde en tant que tel, non comme manifestation de Dieu. La primordialité, c’est la fitrah des soufis : la nature humaine essentielle et normative, créée à l’image du Créateur; et c’est par là même l’intelligence en soi, projection de la conscience divine. Car « J’étais un trésor caché et je voulais être connu, donc J’ai créé le monde»; et avec lui l’esprit humain.
Frithjof Schuon in « Racines de la condition Humaine »