dimanche 26 avril 2015

Cioran à propos de Nietsche



À un étudiant qui voulait savoir où j’en étais par rapport à l’auteur de Zarathoustra, je répondis que j’avais cessé de le pratiquer depuis longtemps. Pourquoi me demanda-t-il. – Parce que je le trouve trop naïf...

Je lui reproche ses emballements et jusqu’à ses ferveurs. Il n’a démoli des idoles que pour les remplacer par d’autres. Un faux iconoclaste, avec des côtés d’adolescent, et je ne sais quelle virginité, quelle innocence inhérentes à sa carrière de solitaire. Il n’a observé les hommes que de loin. Les aurait-il regardés de près, jamais il n’eût pu concevoir ni prôner le surhomme, vision farfelue, risible, sinon grotesque, chimère ou lubie qui ne pouvait surgir que dans l’esprit de quelqu’un qui n’avait pas eu le temps de connaître le détachement, le long dégoût serein.


Nous avions cru avec Nietzsche à la pérennité des transes ; grâce à la maturité de notre cynisme nous sommes allés plus loin que lui. L’idée de surhomme ne nous paraît plus qu’une élucubration ; elle nous semblait aussi exacte qu’une donnée d’expérience. Ainsi l’enchanteur de notre jeunesse s’efface. Mais qui de lui – s’il fut plusieurs – demeure encore ? C’est l’expert en déchéances, le psychologue, psychologue agressif, point seulement observateur comme les moralistes. Il scrute en ennemi et il se crée des ennemis. Mais ses ennemis il les tire de soi, comme les vices qu’il dénonce. S’acharne-t-il contre les faibles ? Il fait de l’introspection ; et quand il attaque la décadence, il décrit son état. Toutes ses haines se portent indirectement contre lui-même. Ses défaillances, il les proclame et les érige en idéal ; s’il s’exècre, le christianisme ou le socialisme en pâtit. Son diagnostic du nihilisme est irréfutable : c’est qu’il est lui-même nihiliste, et qu’il l’avoue. Pamphlétaire amoureux de ses adversaires, il n’aurait pu se supporter s’il n’avait combattu avec soi, contre soi, s’il n’avait placé ses misères ailleurs, dans les autres : il s’est vengé sur eux de ce qu’il était. Ayant pratiqué la psychologie en héros, il propose aux passionnés d’Inextricable une diversité d’impasses. Nous mesurons sa fécondité aux possibilités qu’il nous offre de le renier continuellement sans l’épuiser. Esprit nomade il s’entend à varier ses déséquilibres. Sur toutes choses, il a soutenu le pour et le contre : c’est là le procédé de ceux qui s’adonnent à la spéculation faute de pouvoir écrire des tragédies, de s’éparpiller en de multiples destins. – Toujours est-il qu’en étalant ses hystéries, Nietzsche nous a débarrassés de la pudeur des nôtres ; ses misères nous furent salutaires. Il a ouvert l’âge des « complexes »

 

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